Vive les colocs

08 avril 2021
À partir de la gauche : Marisa Collins, John Boquist, Frank Antonsen et Adrienne Booth.
Des résidents du complexe de cohabitation pour aînés Harbourside, sis en bordure de la mer à Sooke, en C.-B., se promènent le long de leur quai privé. À partir de la gauche : Marisa Collins, John Boquist, Frank Antonsen et Adrienne Booth, avec les chiens Chester et Zeke. Photo : Chad Hipolito
 

Parcourir la page Facebook de Catherine Johns, c’est voir une femme qui ne tient pas en place.

La voici pagayant furieusement le long des eaux vives de la rivière Madawaska en Ontario, soucieuse d’éviter ses berges rocailleuses. Là, ballotant sur les flots de la baie Georgienne à bord d’un kayak, elle sourit à la caméra, entourée d’une bande d’amis. Plus loin, son profil Facebook évoque le quotidien d’une vie trépidante : escapade de voile sur le lac Ontario, camping à Clark Island, randonnée en Gaspésie, ski de fond le long de la ceinture de verdure à Ottawa.

À l’âge de 64 ans, sa vie est un tel tourbillon d’activités qu’on peut comprendre sa décision, il y a six ans, de prendre sa retraite de son poste au Bureau du vérificateur général du Canada. Sinon, comment pourrait-elle profiter de tous ses loisirs?

Pourtant, malgré sa vie animée — la panoplie d’équipements de plein air qui occupe sa maison située dans le quartier verdoyant de Glebe, à Ottawa, en témoigne —, Mme Johns admet qu’il lui manque quelque chose.

« Je vis seule. Si je me blesse en descendant l’escalier, personne ne le saurait », dit-elle. « Avant la COVID, je me rendais à un cours d’aquaforme tous les matins. Maintenant, si je n’y suis pas, personne ne s’inquiétera. Il me faudrait manquer plusieurs cours avant que quelqu’un ne remarque mon absence », ajoute-t-elle.

Sinistre? Trop pessimiste? Pas tout à fait. Selon Statistique Canada, pour la première fois de l’histoire canadienne, les ménages comptant une seule personne sont le type le plus répandu. Cela touche quatre millions de personnes.

Et ce nombre ne fera qu’augmenter, car l’agence prévoit que, d’ici 2024, 20 % de la population canadienne sera âgée de plus de 65 ans. Néanmoins, alors qu’on surveille de près les établissements de soins de longue durée dans la foulée des milliers de décès liés à la COVID en 2020, un nombre grandissant de retraités vivant seuls veulent vieillir à la maison, mais sans s’isoler.
 

La cohabitation au Canada

La solution pourrait être le bofællesskab, ou « cohabitat ». Né au Danemark et en Suède (pays où le terme courant kollelktivhus évoque une armoire d’IKEA) dans les années 1970, ce concept fait son apparition en Amérique du Nord la décennie suivante.

Si l’idée est simple, sa mise en oeuvre peut s’avérer ardue. Généralement, ces communautés de cohabitation regroupent de 15 à 33 ménages autonomes qui partagent des espaces communs comme une cuisine, une salle à manger et un jardin ou un patio. En Colombie-Britannique, où le concept gagne en popularité, le complexe Harbourside, situé à Sooke, regroupe 31 résidences individuelles dont l’aménagement privilégiant l’économie d’espace convient à un style de vie plus compact. Les résidents y gagnent au change, car alléger son nid signifie vivre dans un logement abordable, être propriétaire d’un titre de copropriété (terme utilisé dans l’Ouest canadien pour signifier une société de condominiums), profiter d’un bâtiment commun de villégiature, et même d’un quai pour amarrer son bateau. Le concept semble inédit, mais il ne l’est pas. Le Réseau canadien de cohabitation, un organisme sans but lucratif formé en 1992, a déjà établi un solide réseau de communautés de cohabitation au pays qui partagent des ressources. Selon l’organisme, cela « facilite et rentabilise la vie communautaire dans l’ensemble du pays ».

Un objectif que partage Terra Firma, une communauté de cohabitation multigénérationnelle située au centre-ville d’Ottawa. Le projet a pris forme dans les années 1990, alors qu’une dizaine de personnes ont décidé de mettre en commun leurs ressources financières et d’acheter deux complexes délabrés de trois maisons en rangée. Les unités ont été rénovées et un bâtiment commun de trois étages, comprenant une cuisine pouvant accueillir 40 personnes, un coin salon et une salle familiale pour les visiteurs, a été construit sur une bande de terrain intercalaire. Les clôtures ont été enlevées et remplacées par des terrasses attenantes; des remises et un jardin verdoyant commun ont été aménagés. Le projet est administré par un conseil semblable à celui d’une copropriété, sauf que tous les résidents jouissent de pouvoirs égaux. Leur âge varie de 50 à 82 ans, et quelques-uns ont encore des personnes à charge.

Pour Marlene et Bob Newfeld, deux retraités de plus de 70 ans, le choix du complexe Terra Firma en 1997 allait de soi.

« Au départ, quand nous avons fait passer le mot, une centaine de personnes sont venues aux réunions. Au fil du temps, d’autres groupes ont tenté d’imiter notre concept. Nous avons fait des recherches pour repérer une propriété intéressante et, quand elle s’est présentée, nous avons sauté sur l’occasion. C’est une tout autre façon de vivre, mais elle favorise l’interaction sociale », confie-t-elle.

Suzanne Gagnon, une consultante en gestion et en développement du leadership systémique et voisine de Marlene à Terra Firma, est du même avis, ajoutant que tous les retraités qui la consultent à ce sujet s’intéressent à la cohabitation.

« La plupart sont célibataires, plus âgés, en bonne santé et ne veulent pas être casés dans une résidence pour aînés. Ils désirent avoir une vie sociale et tisser des relations d’entraide, tant pour jardiner que regarder un film ou prendre un café. Les retraités veulent un plus grand contrôle sur leur cadre de vie et ils veulent partager des repas et cuisiner pour les autres », explique-t-elle.

Terra firma.
Terra Firma a vu le jour lorsque 10 personnes ont mis en commun leurs ressources pour acheter deux complexes de trois maisons en rangée délabrées, ont rénové les unités et construit un bâtiment communautaire de trois étages avec une cuisine, un salon et une chambre d'amis pour les membres de la famille en visite.
 

Même si Terra Firma est une communauté bien établie et bien située, d’autres groupes tentant de reproduire la formule d’acheter et de rénover ont échoué. Pour sa part, Mme Johns n’a pas eu de succès dans ses démarches auprès d’un groupe semblable à Ottawa, citant cite les coûts et l’impossibilité de trouver la propriété parfaite comme principales embûches.

« Le groupe avait choisi de repérer un édifice déjà construit et de le rénover en y ajoutant des espaces extérieurs. Il a cherché pendant des années. Lorsqu’il a présenté un concept avec le coût des loyers, j’ai réalisé que je vivais pour moins cher. »
 

La solution Carré de dames

On peut aussi partager une maison, comme dans le téléroman Carré de dames (Golden Girls, en anglais). Diffusé dans les années 1980, il mettait en vedette Bea Arthur, Betty White, Estelle Getty et Rue McClanahan, incarnant des personnages vivant sous le même et partageant les dépenses du ménage, comme la nourriture et l’entretien. Mais là s’arrête la comparaison.

Aujourd’hui, une habitation partagée signifie habituellement une demeure rénovée à l’intention d’un groupe de personnes possédant chacune un espace privé comprenant sa chambre à coucher, sa salle de bain et une salle de séjour, contrairement à la simple location d’une chambre. Le reste de la maison est réservé à l’usage communautaire. La cuisine et la salle à manger peuvent être réservées pour un événement spécial, comme un après-midi consacré à préparer des mets de Noël.

La gestion est assurée par une personne vivant sur place ou qui effectue des visites fréquentes pour s’occuper de l’entretien, veiller au bien-être des résidents et régler les différends.

Après avoir été témoin de la vie pénible de sa mère placée dans un foyer de soins de longue durée, Shelley Raymond a choisi l’option d’une habitation partagée pour son père. Avec Solterra, son entreprise, elle l’a fait bâtir à Bracebridge, en Ontario.

« Ma mère a vécu dans ce foyer pendant cinq ans. Cinq préposés aux soins personnels s’occupaient de 15 résidents. C’était tout simplement intenable », dit-elle.

Elle précise que, dans ses habitations partagées, les résidents potentiels sont choisis selon un processus axé sur leur compatibilité. Certaines habitations interdisent le tabagisme, d’autres acceptent les animaux de compagnie. Par ailleurs, les conflits sont réglés par médiation, en avisant d’abord le responsable de la gestion ou, si une résolution semble impossible, en appliquant les normes provinciales en vigueur. Les ententes concernant l’habitation peuvent même inclure un modalité équivalant à une clause de compétence, de même qu’une description du partage des coûts d’entretien de l’habitation. « Si une personne a des problèmes de santé, notre personnel la soutiendra jusqu’à la prochaine étape, s’il y en a une », ajoute Mme Raymond.

Sans compter que la vie y est plus abordable. La location d’un petit condo à Bracebridge s’élève à 1 500 $ par mois, comparativement à un loyer qui varie entre 630 $ et 895 $ par mois pour une chambre dans cette habitation partagée.

Mis à part la question financière, la cohabitation et les habitations partagées proposent de nouvelles façons de vivre en communauté plutôt que de façon isolée. Pour Gwen Kavanagh, une partisane de l’habitation partagée vivant à Barrie, en Ontario, où cette formule a pris naissance, c’est là un avantage de taille, car cette vie en communauté peut aider à combattre la solitude, la dépression et le phénomène de la maltraitance chez les aînés.

« La cohabitation signifie que les gens ont voix au chapitre sur leur façon de vivre. Il est possible de vendre sa part, de louer son logement ou de l'inscrire sur le réseau MLS », précise Mme Kavanagh.

Si le concept ne fait pas encore l’unanimité — les compagnies d’assurance ont tendance à imposer des tarifs commerciaux plutôt que résidentiels, par exemple —, elle estime que ces obstacles disparaîtront au fur et à mesure que le mouvement gagnera en popularité.

« Nous devons cesser d’entreposer nos aînés », lance-t-elle sans mâcher ses mots. « Trouvons le moyen de laisser nos aînés vivre de façon autonome. Ce sera meilleur pour leur santé et plus avantageux pour le gouvernement ».

Pour la liste des communautés de cohabitation actuelles et en chantier, ou pour en savoir plus, consultez : https://fr.cohousing.ca/

 

Cet article a été publié dans le numéro de l'hiver 2020 de notre magazine interne, Sage. Maintenant que vous êtes ici, pourquoi ne pas télécharger le numéro complet et jeter un coup d’œil à nos anciens numéros aussi?