Phénix bat toujours de l’aile

10 juin 2022
Making calculations.
Les retraités et les employés continuent de devoir courir après l'argent qui leur est dû, avec un minimum de communication de la part du gouvernement.
 

En ingénierie, la redondance consiste à dupliquer des systèmes critiques, au cas où l'un d'eux tomberait en panne ou serait corrompu. En cas de problème, vous utilisez le deuxième système. Malheureusement, dans le cas du système de paye Phénix, pour économiser de l'argent et gagner du temps, aucun système redondant n'était en place lors de sa mise en service. Six ans plus tard, les Canadiens en font toujours les frais.

Le magazine Sage a décidé de faire le point sur ce dossier, car Retraités fédéraux reçoit encore chaque semaine des demandes d'aide de la part de membres dont les prestations de retraite sont retardées par ce fiasco.

Certains cas sont assez bénins, comme celui de Joan Kinnie. Après 37 ans au gouvernement fédéral, dont les 20 dernières années à Santé Canada, elle a pris sa retraite en décembre 2010. Pendant les trois années suivantes, elle a accepté un travail occasionnel au ministère de la Justice, le plus récent en 2013. Elle soupçonne que les erreurs de paye de Phénix se sont produites pendant cette période de travail occasionnel.

En 2020, une entente a été négociée entre le Conseil du Trésor du Canada et l'Alliance de la Fonction publique du Canada pour verser jusqu'à 2 500 $ par personne aux personnes lésées par Phénix entre 2016 et 2020 et par la mise en oeuvre tardive des conventions collectives de 2014.

Mme Kinnie, qui est membre de Retraités fédéraux depuis 2011, a demandé cette indemnisation en 2020. Elle n'a jamais reçu d'accusé de réception de sa demande. Plus tard la même année, son compte bancaire a mystérieusement reçu 314 $ puis, peu après, 279 $. Comme un de ses amis avait subi une récupération d'argent de la part du gouvernement, elle s’est méfiée et a tenté de découvrir ce qui se passait. En vain. Si vous êtes à la retraite, vous ne pouvez pas accéder au système des employés pour vérifier votre propre dossier. La tâche est donc presque impossible par vous-même.

« S'ils communiquaient un tant soit peu, le processus serait peut-être plus facile », précise Mme Kinnie.

Le comble, c'est qu'au début de l'année, elle a reçu deux feuillets T4 de Justice Canada. Elle doit donc de l’impôt, sans savoir pourquoi ni pouvoir joindre quelqu'un au téléphone pour répondre à ses questions.

D'autres cas sont plus graves. Prenez celui de Richard Cloutier. Avant de prendre sa retraite en 2016 près de Maniwaki, au Québec, il a travaillé pendant 30 ans au ministère de la Défense nationale, puis cinq ans à la Commission de l'immigration et du statut de réfugié. On lui devait environ 52 000 $ en indemnité de départ pour ses années de service et il avait demandé que ces fonds soient investis dans son REER. En janvier 2017, environ 28 000 $ ont été déposés dans son compte, sans aucun document d'accompagnement. Deux mois plus tard, un autre montant de 20 000 $ est apparu dans son compte, toujours sans communication. D'après ses calculs, M. Cloutier pensait qu'on lui devait encore 3 438,24 $ pour son indemnité de départ. Ayant entendu les histoires de récupération, et voyant que les montants qu'il avait reçus étaient incorrects selon ses calculs, il a gardé les fonds sans les transférer dans son REER lui-même, juste au cas où on lui redemanderait cet argent.

Il a contacté le Conseil du Trésor en 2017, qui a créé un bordereau de cas, mais n'a pas fait grand-chose d'autre pendant un certain temps. On a fini par lui dire qu'il y avait eu un « ajustement de paiement de transition » sur son chèque de paye pour le premier paiement qui expliquait ses 3 438,24 $ manquants en indemnité de départ. Il n’a jamais reçu d'avis pour l'un ou l'autre de ces paiements, mais cela répondait au moins à une question. On l'a informé qu'il pouvait demander des intérêts sur l'indemnité de départ en retard, calculés à partir de la date de sa retraite jusqu'à la date à laquelle il a reçu les fonds, ainsi que sur leur impact sur sa déclaration de revenus de 2017, puisque c'est à cette date qu'il a reçu l'argent.

Richard Cloutier.

Après une série de paiements qui lui ont été versés sans explication, Richard Cloutier estime que le gouvernement fédéral lui doit toujours 21 026,07 $.

Puis, l’Agence du revenu du Canada (ARC) l'a informé qu'il devait 18 283,52 $ de plus pour ses impôts de 2016. L’ARC avait compté l'indemnité de départ dans son revenu. Il s’est acquitté du montant.

M. Cloutier estime que, depuis, il a perdu 2 742,55 $ de plus en rendement de placement qu'il aurait obtenu si les fonds avaient été correctement déposés dans son REER, en supposant un modeste rendement de trois pour cent pendant ces cinq années.

Au total, on lui doit 21 026,07 $. Il en est maintenant à son deuxième bordereau de cas. Rien n'a encore été réglé.

« J'attends que quelque chose se passe depuis six ans. Combien de temps suis-je censé attendre? », lance M. Cloutier.

Gérer les finances du gouvernement n'est certes pas facile. Le gouvernement fédéral est le plus gros employeur du Canada. Il compte près de 380 000 fonctionnaires et plus de 100 organismes avec une masse salariale.

Mais tout fonctionnait avec la précision d’une montre suisse jusqu'à ce que le Plan d'action pour la réduction du déficit du gouvernement Harper décide, en 2009, de réaliser des économies annuelles de 70 millions de dollars en consolidant le Système régional de paye (SRP), vieux de 40 ans, en un seul centre de paiement. Et Phénix est né à Miramichi, au Nouveau-Brunswick, des cendres du SRP. Environ 2 700 personnes qui travaillaient à la paye ont été licenciées et, avec elles, leurs connaissances institutionnelles.

Alors que les problèmes surgissaient, que les employés n'étaient pas payés, l’étaient en trop, ou ne l’étaient plus à cause des récupérations, certaines personnes ont perdu leur maison et ont fait faillite sans que ce soit leur faute.

Lorsque le gouvernement Trudeau a été élu en 2015, il a hérité de ce système Phénix dysfonctionnel, sans système redondant. Son seul choix? Essayer de réparer cette bicyclette brisée tout en la menant au bas de la pente.

Le 16 février 2022, le tableau de bord du Centre de paye de la fonction publique affichait 139 000 transactions financières de plus que le flux de travail normal. Fait positif, il s’agit d’une baisse par rapport à près de 384 000 au début de 2018.

Selon les estimations actuelles, le coût de la réparation de Phénix s'élèvera à 2,3 milliards de dollars d'ici l'année prochaine.

Établie à Ottawa, Donna Lackie est agente de projets spéciaux et travaille sur Phénix depuis maintenant 12 ans pour l'Alliance de la Fonction publique du Canada (AFPC). Elle mentionne que la « communication déplorable » constitue une plainte constante de la part des retraités.

Mme Lackie a connaissance de nombreux cas comme celui de M. Cloutier, de paiements incomplets et de paiements qui n'ont pas été versés dans des REER et qui ont ensuite été déclarés comme revenus. Dans le cas des fonds qui ne sont pas déposés dans les REER, c’est une simple erreur humaine à son avis. Et le système a du mal à réparer ses propres erreurs. Elle dit que le centre de paye emploie maintenant de très nombreux conseillers en rémunération qualifiés et compétents. Mais l'arriéré est énorme et les gens ne peuvent travailler que 7,5 heures pendant une journée de travail.

Au début de 2022, les Canadiens ont appris que 21 000 employés fédéraux ont reçu des paiements en trop depuis 2016, année où Phénix a commencé à battre de l'aile. Et, en mars 2022, alors que le contrat initial d'IBM pour Phénix devait expirer, le gouvernement l'a prolongé d'un an, en déboursant 106 millions de dollars. Aujourd'hui, la facture pour ce système chancelant totalise 650 millions.

Cela vaut à beaucoup de gens de recevoir des lettres leur disant qu'ils doivent beaucoup d'argent depuis six ans. Si les employés actuels ne répondent pas dans les quatre semaines, le gouvernement dit qu'il saisira les salaires, malgré l'indignation de l'AFPC face à ces tactiques.

En vertu de la loi, le gouvernement n'a que six ans pour récupérer les paiements en trop, après quoi ils sont radiés comme dette.

« Chaque mois, il envoie une autre série de lettres pour protéger le délai », enchaîne Mme Lackie, en précisant aussi que 35 000 personnes attendent que leur dossier de cessation d'emploi soit résolu.

Selon Services publics et Approvisionnements Canada (SPAC), en date de mars 2022, il reste 1 187 cas d’indemnités de départ à traiter. Les employés disent avoir fait des progrès considérables pour réduire l'arriéré, mais l'année dernière a connu une augmentation des nouvelles transactions, ce qui a ralenti les progrès dans la résolution des cas en souffrance.

Greg Luchinski se sent frustré et découragé. Après 35 ans à Environnement Canada, il a pris sa retraite en 2016 à Winnipeg. Il lui a fallu près de quatre ans et l'aide de son député local pour enfin recevoir son indemnité de départ. Mais on lui doit encore des intérêts et des indemnités pour avoir attendu si longtemps. Toutefois, après trois ans d'efforts, il est prêt à abandonner.

« Des excuses seraient peut-être préférables », déclare M. Luchinski, ajoutant qu'il souhaite simplement que le système soit amélioré, et non « puni ».

Mais les choses s'améliorent peut-être.

Jean-Marc Daigle, membre des Retraités fédéraux qui vit à Chelsea au Québec avec sa femme Line, a pris sa retraite en 2019. Au début de 2022, et après beaucoup de démarches auprès de SPAC, il a eu le bonheur de recevoir son indemnité de départ. Il aimerait que les 1 000 $ qui lui sont dus deviennent un crédit de congé. Cependant, lui aussi n'a pas beaucoup d'espoir de les obtenir un jour.

 

Cet article a été publié dans le numéro du printemps 2022 de notre magazine interne, Sage. Maintenant que vous êtes ici, pourquoi ne pas télécharger le numéro complet et jeter un coup d’œil à nos anciens numéros aussi?