Réécrire le vieillissement : Entretien avec Andrea Charise

01 octobre 2020
Votre point de vue unique peut réécrire le vieillissement!
La Pre Andrea Charise exhorte les Canadiens et les Canadiennes à adopter une vision plus nuancée du vieillissement qui n’est pas inextricablement liée à la maladie et au déclin. Photo : Andy King


Au Canada, nous entendons et lisons souvent que le vieillissement est une crise ne présageant rien de bon, une vague menaçante sur le point de s’abattre sur nous, nous noyant dans la fragilité, la maladie et les coûts médicaux écrasants. Andrea Charise, détentrice d’un Ph. D. et professeure agrégée au Département Santé et société de l’Université de Toronto (campus de Scarborough), s’efforce de compliquer ce trope et de lui donner une connotation plus positive.

Les travaux de la Pre Charise adoptent une approche interdisciplinaire, faisant appel aux arts et à la science, afin de sortir les récits sur le vieillissement du discours trop médicalisé ne portant que sur le déclin de la santé et de donner une vitrine aux nombreuses voix qui ont été réduites au silence par ce discours omniprésent.

En l’honneur de la Journée nationale des aînés et de la Journée internationale des personnes âgées des Nations Unies, la Pre Charise a pris le temps de nous parler de son domaine d’étude unique et de ce que les Canadiens et les Canadiennes peuvent faire pour combattre l’âgisme et réécrire ce discours troublant sur le déclin.
 

Professeure Charise, bonjour! Merci beaucoup de vous joindre à nous pour parler de votre travail et faire part de vos recherches avec nos membres. Pourriez-vous commencer par nous parler un peu de vous, de votre parcours et de ce qui vous a amené à étudier le vieillissement et les arts?

Mon parcours est assez inhabituel, qu’il s’agisse de son volet arts et sciences humaines de ma formation ou de son volet sciences et expérience clinique. À l’école secondaire, je n’arrivais jamais à choisir entre la littérature anglaise ou la biologie. Mais ce qui ne manquait jamais d’arriver, c’était de me faire dire par des enseignants, des membres de ma famille et d’autres personnes bien intentionnées qu’un jour j’aurais « à choisir » entre les arts et la science si jamais je voulais avoir un emploi, pratiquement dans n’importe quoi. Je les ai crus, bien sûr. J’étais à peine adolescente. J’ai étudié à l’Université McMaster et suivi des cours de littérature et de philosophie, ainsi que des cours de sciences auxquels on peut s’attendre : chimie, biologie, physique, calcul, etc. J’ai décroché un emploi d’été en épidémiologie clinique (étude des modèles de santé des populations), et cela semblait matérialiser la carrière que j’allais développer à la fin de mon adolescence et au début de la vingtaine.

Mon intérêt pour le vieillissement s’est produit par accident. Lorsque j’ai commencé ma maîtrise à l’Université de Western Ontario, comme la plupart des étudiants, je n’étais pas riche et j’avais besoin d’argent. Comme j’avais déjà de l’expérience en recherche, je me suis dit que quelqu’un dans ce centre urbain hospitalier devait bien avoir besoin d’un assistant de recherche. Alors, j’ai postulé partout. Le service qui a tout de suite communiqué avec moi était la médecine gériatrique.

Ce à quoi je ne m’attendais pas, c’est à quel point ce serait un environnement de travail énergique et convaincant. De mes supérieurs hiérarchiques au domaine en question, ce qui m’a immédiatement frappée a été le profond sentiment de défense des personnes âgées qu’éprouvent les médecins et les professionnels de la santé : cette défense fait partie intégrante des soins cliniques qu’ils prodiguent à leurs patients, souvent des personnes ayant des problèmes médicaux assez complexes.

C’est alors que j’ai réalisé que le vieillissement m’avait toujours intéressée, même si je n’y avais jamais pensé de cette façon auparavant. J’ai été élevée par mes grands-parents; à l’école secondaire, je faisais partie d’une petite formation de jazz, et notre meilleur concert a eu lieu dans une résidence de retraite locale; et les amitiés étroites avec les personnes âgées étaient plutôt naturelles pour moi dans ma vie personnelle. Ce n’est que lorsque j’ai commencé à travailler en gériatrie que j’ai vécu cette merveilleuse prise de conscience : mon emploi était en fait intégré à certains aspects importants de ma vie personnelle. Ce fut un moment passionnant. Les gériatres pour lesquels j’ai travaillé étaient, incontestablement, certaines des personnes les plus remarquables que j’ai jamais rencontrées, car ils savaient que prodiguer de bons soins signifie défendre les droits, les intérêts et la dignité des personnes âgées.
 

Nous ne saurions être plus d’accord sur la signification et l’importance des bons soins! Jetons maintenant un regard plus approfondi sur votre domaine d’étude. Comment décririez-vous aux non-initiés le domaine des études sur l’âge qui s’inscrit dans les humaines de la santé, ainsi que ses objectifs?

À bien des égards, ma carrière est le fruit de l’imagination de mes premiers superviseurs. Lorsque j’ai mentionné le fait que j’avais une formation artistique, l’un des gériatres m’a simplement dit : « Pourquoi ne mettriez-vous pas cela à profit? » Et ce fut là le début d’une invitation de plus longue haleine à commencer à élaborer des interventions et des activités artistiques impliquant des personnes âgées, ou — comme je le fais dans mes recherches plus récentes — facilitant ce que l’on qualifie d’« interaction intergénérationnelle » (en gros, des personnes jeunes et âgées qui interagissent dans un but général de bien-être et de socialisation accrue).

Les études sur l’âge décrivent le domaine de la recherche et de l’éducation qui s’appuie sur des disciplines comme les arts, les sciences humaines et les sciences sociales essentielles pour mieux comprendre la signification du vieillissement, de l’âge avancé et la nature des relations intergénérationnelles. Les études sur le vieillissement s’inscrivent dans le document plus général du nom de « sciences humaines de la santé », qui fait appel aux méthodes et aux matériaux des arts pour explorer les expériences individuelles en matière de santé et de maladie.
 

Merci de ce survol! En quoi les études sur l’âge diffèrent-elles des autres approches de la recherche et des études sur le vieillissement?

Les études sur l’âge se distinguent des approches disciplinaires plus traditionnelles sur le vieillissement (comme la gérontologie) en se concentrant sur la valeur des arts comme véhicules de création de connaissances. L’une des priorités des études sur l’âge est d’étoffer notre compréhension de la façon dont l’imagination créative constitue elle-même un moyen d’explorer et d’étudier la signification du vieillissement. Dans mon propre travail, cet intérêt pour les arts prend la forme de l’écriture et de la littérature. Dans mon dernier livre, The Aesthetics of Senescence: Aging, Population, and the Nineteenth-Century British Novel (2020; https://uofrpress.ca/Books/T/The-Aesthetics-of-Senescence), j’explore comment les romanciers britanniques du XIXe siècle ont examiné le vieillissement au moment même où il devenait un sujet de plus en plus médicalisé au cours de cette période.

Pour mon exposé complet sur la question, vous pouvez lire le livre. Mais en gros, en ce moment, des romanciers lisent ce que nous pourrions considérer comme des textes « scientifiques » et, parallèlement, des scientifiques lisent des romanciers et des poètes et intègrent ces formes plus « artistiques » de savoir dans leurs traités et écrits scientifiques sur le vieillissement. Mon livre recense les « échanges » entre ces deux disciplines et soutient qu’il s’agissait d’une tactique essentielle, à l’époque, pour acquérir des connaissances sur ce que nous appelons aujourd’hui une « population vieillissante ». Cela m’a aussi donné une idée de la direction que nous aurions pu emprunter si notre société avait conservé une approche aussi ouverte et interdisciplinaire de notre compréhension du vieillissement au cours des XIXe et XXe siècles. Je pense que notre façon de comprendre le vieillissement, et en particulier la façon dont nous pourrions être enclins à le considérer comme un problème, serait très différente aujourd’hui.

Andrea Charise.

Dans son récent livre, la Pre Charise examine l’histoire de notre compréhension du vieillissement et les avantages d’une approche interdisciplinaire ne tenant pas seulement compte du déclin de la santé. Photo : Andy King


Parlant de considérer le vieillissement comme un problème, les personnes âgées représentent le segment de la population canadienne qui connaît la croissance la plus rapide, mais de nombreuses personnes âgées continuent à subir de l’âgisme dans leur vie quotidienne. À votre avis, pourquoi l’âgisme continue-t-il d’être si omniprésent?

L’âgisme est omniprésent dans la société occidentale, et la pandémie de COVID-19 n’a fait qu’exacerber les tendances âgistes, particulièrement en Amérique du Nord et en Europe. En passant, pour ceux qui ne le savent pas, le terme « âgisme » a été inventé à la fin des années 1960 par Robert Butler. Même s’il décrit techniquement un comportement préjudiciable envers n’importe quel groupe d’âge, il est presque exclusivement utilisé pour décrire les préjugés à l’égard des personnes âgées. Comme dans le cas d’autres termes en « -isme » dans notre société — qu’il s’agisse de racisme, de sexisme ou de colonialisme, par exemple —, de nombreux facteurs systémiques perpétuent ces croyances.

En ce qui me concerne, l’âgisme doit son omniprésence à une crainte profonde, ressentie par bon nombre d’entre nous, qu’un beau jour nos précieux cadeaux « corporels » — qu’il s’agisse de la jeunesse, de la beauté, des capacités ou de tout autre trait de caractère apprécié au cours de notre vie — disparaissent et que cela nous vaudra d’être rejetés, précisément parce que nous avons nous-mêmes méprisé les autres qui ont perdu ces qualités avec l’âge. La définition de l’« âgisme » d’Ann Karpf est celle qui me plaît le plus : l’âgisme est un préjugé contre notre avenir.

L’âgisme est omniprésent parce que, en tant que société, nous n’avons pas réussi à nous doter d’autres marqueurs de valeur à part ceux qui correspondent à des éléments qui vont inévitablement diminuer avec au premier rang, peut-être, la jeunesse, les capacités et le pouvoir.

 

Les personnes âgées sont, bien sûr, touchées par l’âgisme, mais vous venez de mentionner les effets qu’il pourrait avoir sur tous les membres de la société. Pouvez-vous nous en dire un peu plus? En quoi l’âgisme nuit-il aux jeunes générations, ainsi qu’aux plus âgées?

C’est une question des plus pertinentes. À l’évidence, l’âgisme est destructeur lorsqu’il est dirigé contre les personnes âgées. Pour illustrer cela, il suffit de penser à la différence, atroce et complètement indécente, des taux de mortalité liés à la COVID-19 au sein des établissements de soins de longue durée et au sein de la population générale. Mais même l’âgisme à l’égard des personnes âgées a également un effet néfaste sur la société dans son ensemble.

L’un des déficits d’une société âgiste est le blocage de la communion intergénérationnelle : des relations fortes et épanouissantes entre des personnes appartenant à des cohortes générationnelles différentes. Les ménages multigénérationnels, et les cultures où l’interaction intergénérationnelle est normalisée, ont la possibilité de partager librement et organiquement le patrimoine des connaissances et l’héritage ancestral entre des personnes de générations différentes. N’oubliez pas que l’isolement ne touche pas seulement les personnes âgées, mais aussi les jeunes : les milléniaux et les membres de la génération Z accusent des taux de solitude, d’angoisse mentale et d’absence d’amis parmi les plus élevés, tout comme les personnes âgées.


L’âgisme signifie que nous condamnons tous les points du parcours de la vie à des formes désespérées de solitude, ce qui a des effets immédiats sur notre santé à tous, ainsi que des effets sociaux et existentiels. 


En plus de l’isolement qu’il favorise, l’une des facettes les plus problématiques de l’âgisme est l’idée que les personnes âgées constituent un groupe homogène ayant les mêmes qualités, besoins et préoccupations. S’agit-il là d’un phénomène récent?

Tout dépend de ce que vous considérez comme récent! L’une des tendances dégagées dans mon livre est la manière dont, au cours du XIXe siècle, les notions britanniques et plus généralement anglophones sur la forme que revêt le vieillissement se sont de plus en plus homogénéisées à mesure que le vieillissement devenait un domaine d’étude essentiellement « scientifique ». Et, à mesure que le vieillissement devenait un domaine d’intérêt de plus en plus scientifique, nous avons vu se dessiner des visions du vieillissement plus structurées et plus homogènes, s’éloignant de ce que nous pourrions considérer comme des portraits du vieillissement distincts, excentriques ou individualisés à un autre niveau. C’est une généralisation, bien sûr, mais cela montre comment un sujet ou un phénomène se déplace, selon l’optique disciplinaire que vous prenez pour l’étudier.

Au début du XIXe siècle et même avant, le fait même de l’existence d’une personne âgée était assez remarquable, car il était tellement inhabituel de vivre après l’âge de 60, 70 ou 80 ans. Cela dit, il existe certains schémas associés à l’âge avancé — pensez au roi Lear et à sa résistance à abandonner sa position politique, par exemple — profondément enracinés dans l’imagination des personnes âgées, en Occident en tout cas.
 

Que peuvent faire les Canadiens et les Canadiennes pour combattre ce discours homogénéisant sur le déclin et, surtout, pour renforcer la solidarité intergénérationnelle?

Pour une société au milieu des multiples crises que nous connaissons actuellement - pas seulement la pandémie de COVID-19, mais aussi le racisme et la violence étatique et l’implication des personnes âgées dans chacun de ces domaines —, il est facile, voire presque inévitable, de ressentir le besoin de se concentrer sur les discours profondément négatifs du déclin qui sont si communs aux descriptions du vieillissement dans le monde. Cela dit, je pense qu’il est essentiel de trouver des moyens d’échapper à ces discours ou, du moins, d’essayer de s’imaginer notre propre vieillissement autrement.

L’une des approches retenues pour explorer la question dans le cadre de mes nouvelles recherches est l’utilisation du récit numérique, en particulier la narration numérique par des jeunes sur la signification du vieillissement. Le Resemblage Project (https://resemblageproject.ca/) est un projet de récits intergénérationnels que j’ai récemment lancé et je suis vraiment enthousiasmée par les récits extraordinaires sur le vieillissement et la conscience intergénérationnelle émanant d’un éventail remarquable de jeunes gens vivant à Toronto et à Scarborough.

La prochaine phase de cette recherche créative consistera à augmenter notre catalogue des méditations artistiques et profondément émouvantes sur le vieillissement et le troisième âge, en faisant appel à d’autres organisations communautaires de Toronto et de Scarborough, où je fais l’essentiel de mon enseignement. Cette approche semble fonctionner, et je suis vraiment motivée par l’enthousiasme manifesté par mes étudiants à l’égard des questions de vieillissement dans un nouveau cours que j’enseigne ce trimestre, portant sur les pratiques de recherche créative sur le vieillissement, et particulièrement par leurs réflexions au sujet de la nécessité d’une recherche artistique sur la santé dans les soins de longue durée et pour les personnes âgées en particulier.


En ce qui me concerne, la manière la plus immédiate et la plus cruciale de lutter contre l’âgisme est d’encourager les jeunes à considérer l’âgisme comme quelque chose qui aura des répercussions sur leur propre vie, et ce, plus tôt qu’ils ne le pensent.  


Comme j’aime à le dire dans mes cours : 40 ans, ça va vite; 30 ans, ça va plus vite. Lorsque nous trouvons des moyens de faire comprendre que le vieillissement est un phénomène qui nous touche tous et toutes, nous avons alors l’occasion de lutter contre l’âgisme en renforçant la solidarité sociale entre les générations.
 

Professeure Charise, merci de cette conversation enrichissante. Nos membres témoignent du fait que les personnes âgées ne correspondent pas à une image unique et sont également des êtres chers, des défenseurs, des collègues, des bénévoles, des aventuriers, des philosophes, pour ne nommer que quelques facettes.

Nous encourageons nos lecteurs et nos lectrices à partager l’important message de la Pre Charise dans leurs réseaux et leurs communautés. Nous avons tous et toutes du travail à faire lorsqu’il s’agit de créer des liens intergénérationnels épanouissants et de réécrire le vieillissement à titre d’expérience complexe, nuancée et individuelle.

 

Quelques mots au sujet de la Pre Andrea Charise

Andrea Charise (B. Art. Sc., M. A., Ph. D.) est professeure agrégée au Département Santé et société de l’Université de Toronto (campus de Scarborough [UTSC]), tout en étant affiliée au Département des études supérieures anglaises et de la Faculté de médecine de l’Université de Toronto. En plus de la reconnaissance de son travail dans le domaine des études littéraires (qui lui a notamment valu le prix John Charles Polanyi), la Pre Charise compte plus de vingt ans d’expérience professionnelle en tant que chercheure dans le domaine de la santé (principalement en gériatrie, les soins aux personnes âgées). Ses recherches primées ont été publiées dans des revues à comité de lecture, notamment Academic Medicine, Journal of Medical Humanities, Advances in Health Science Education et English Literary History (ELH). Elle est auteure et coauteure de deux ouvrages universitaires récents (The Aesthetics of Senescence: Aging, Population, and the 19th-century British Novel (2020, SUNY et University of Regina Press, 2020) et Routledge Companion to Health Humanities (2020), respectivement). En tant que directrice fondatrice du premier programme de premier cycle en sciences humaines de la santé au Canada, la Pre Charise apporte aux domaines de la recherche novatrice et du transfert des connaissances au service du public, un leadership pratique, collaboratif et reconnu à l’échelle internationale, recoupant les arts et la santé. Pour en savoir plus, consultez www.andreacharise.ca ou www.resemblageproject.ca, suivez-la sur twitter @AndreaCharise.